Jacques Bailhache
From: Jacques Bailhache
Sent: Thursday 8 janvier 1998 15:19
To: 'haroche@physique.ens.fr'
Cc: 'courrier@larecherche.fr'; 'jacbailh@micronet.fr'
Subject: Chat de Schrodinger et mondes multiples

Monsieur,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article "Le chat de Schrödinger se prête à l'expérience" paru en septembre 1997 dans le numéro 301 de “La Recherche”. Votre expérience représente un progrès important dans la compréhension des phénomènes quantiques, que vous expliquez dans votre article par l’interprétation de Copenhague.
Je ne suis cependant pas convaincu par cette interprétation. Si un objet physique se trouve dans une superposition d’états, pourquoi se retrouverait-il dans un seul de ces états ? Pourquoi tel état plutôt que tel autre ? J’aurais plutôt tendance à préférer l’interprétation des mondes multiples d’Everett, et je me demande si on ne pourrait pas tester cette interprétation en modifiant légèrement votre expérience d'une façon qui m'a été suggérée par la lecture d'un texte de Michael Clive Price [http://www.hedweb.com/manworld.htm#detect]

"Assuming that we have a reversible machine intelligence to hand then the experiment consists of the machine making three reversible measurements of the spin of an electron (or polarisation of a photon). (1) First it measures the spin along the z-axis. It records either spin "up" or spin "down" and notes this in its memory. This measurement acts just to prepare the electron in a definite state. (2) Second it measures the spin along the x-axis and records either spin "left" or spin "right" and notes this in its memory. The machine now reverses the entire x-axis measurement - which must be possible, since physics is effectively reversible, if we can describe the measuring process physically - including reversibly erasing its memory of the second measurement. (3) Third the machine takes a spin measurement along the z-axis. Again the machine makes a note of the result.

According to the Copenhagen interpretation the original (1) and final (3) z-axis spin measurements have only a 50% chance of agreeing because the intervention of the x-axis measurement by the conscious observer (the machine) caused the collapse of the electron's wavefunction. According to many-worlds the first and third measurements will always agree, because there was no intermediate wavefunction collapse. The machine was split into two states or different worlds, by the second measurement; one where it observed the electron with spin "left"; one where it observed the electron with spin "right". Hence when the machine reversed the second measurement these two worlds merged back together, restoring the original state of the electron 100% of the time.

Only by accepting the existence of the other Everett-worlds is this 100% restoration explicable."

L’expérience que je propose commence comme la vôtre : on envoie un atome de Rydberg dans une superposition d’états e et g dans un champ de 3 ou 4 photons, à sa sortie on mélange les états e et g de la même façon, puis on mesure son état. Ensuite on modifie l’expérience de la façon suivante :
On envoie l’”atome-souris” dans le champ après un temps suffisemment court pour qu’il n’y ait pas de décohérence suite à la fuite d’un photon du champ. Mais avant, on envoie dans le champ un atome détecteur jouant le rôle d’un mini-appareil de mesure. En traversant le champ il emporte une information sur l’état du champ, ce qui devrait donc provoquer une décohérence. Le résultat devrait donc être le même que lorsqu’on attend un temps suffisant pour provoquer la décohérence par la fuite d’un photon du champ.
Ensuite, on répète la même expérience mais cette fois, après que l’atome détecteur soit sorti du champ, on lui fait traverser un appareil qui le met dans un état bien déterminé, effaçant l’information qu’il avait emporté sur l’état du champ, pour tenter de provoquer une “recohérence”.
Le résultat obtenu devrait permettre de trancher entre l’interprétation de Copenhague et celle des mondes multiples.
Selon l’interprétation de Copenhague, la décohérence entraine de façon irréversible la sélection aléatoire d’une possibilité qui devient la seule réalité, ce qui exclut toute possibilité de “recohérence”. Le fait d’effacer l’information enregistrée par l’atome détecteur ne change rien au fait que la mesure qu’il a effectuée a définitivement placé le champ dans un état donné. Le résultat devrait donc être le même que dans la première partie de l’expérience : on devrait toujours observer la décohérence.
En revanche, selon l’interprétation des mondes multiples, lors de la décohérence il n’y a pas de collapse de la fonction d’onde; c’est toute la partie de l’univers qui est affectée par la mesure (comprenant notamment l’appareil de mesure et le chercheur qui lit le résultat) qui entre dans un état de superposition quantique. L’impression que nous avons qu’il n’y a qu’une réalité viendrait du fait que notre conscience serait elle-même affectée par cette superposition : il n’y aurait pas conscience de superposition d’états, mais superposition (ou juxtaposition) de consciences d’état.
Selon cette interprétation, rien n’empêcherait donc que l’on revienne en arrière sur une décohérence en en effaçant toutes les traces de façon à provoquer une « recohérence ».

Supposons par exemple que l’atome détecteur initialement dans un état i sorte du champ dans un état h si le champ est dans un état ^ et dans un état b si le champ est dans un état v.

Initialement, on est dans l'état :
1/r2 (|^,i> + |v,i>) (r = racine carrée)
Après que l'atome détecteur soit sorti du champ, on obtient l'état :
1/r2 (|^,h> + |v,b>)
Dans cet état, on n'a pas de terme d'interférence entre les amplitudes correspondant aux 2 composantes de phases car elles sont séparées par l'état différent de l'atome détecteur.
Dans la deuxième partie de l'expérience, l'atome détecteur est placé dans une état déterminé f après être sorti du champ. On obtient donc :
1/r2 (|^,f> + |v,f>)
On se retrouve dans le même cas que dans votre expérience quand l'"atome-souris" est envoyé avant la décohérence. On observe à nouveau le terme d'interférence.

On peut aussi voir que l'état 1/r2 (|^,h> + |v,b>) donne les mêmes résultats qu'un mélange statistique en faisant une expérience par la pensée, à défaut de pouvoir la réaliser techniquement.
Supposons qu'on puisse mesurer directement l'état du champ et mélanger les états ^ et v ( |^> -> 1/r2 (|^> + |v>) et |v> -> 1/r2 (|v> - |^>).
Appelons H l'état de l'ensemble appareil de mesure du champ dans l'état ^ et chercheur lisant cet apareil, et B l'état de cet ensemble pour un champ dans l'état v.
Supposons qu'on mélange les états du champ avant de le mesurer.
Dans la première partie de l'expérience, l'état 1/r2 (|^,h> + |v,b>) devient :
1/2 (|^,h> + |v,h> - |^,b> + |v,b>)
et la mesure donne :
1/2 (|^,h,H> + |v,h,B> - |^,b,H> + |v,b,B>)
ce qui nous apparait comme le fait d'avoir 1 chance sur 2 d'observer H et 1 chance sur 2 d'observer B.
Par contre, dans la deuxième partie de l'expérience, L'état 1/r2 (|^,f> + |v,f> devient 1/2 (|^,f> + |v,f> - |^,f> + |v,f>) = |v,f> et la mesure donne |v,f,B>, et on est donc sûr d'observer B.

Une autre interprétation consisterait à dire qu'il n'y a pas eu de décohérence et à expliquer l'absence d'interférence entre les amplitudes correspondant aux 2 états de phase par le fait qu'elles sont séparées par l'état différent de l'atome détecteur. Mais dans ce cas cette interprétation pourrait aussi expliquer les expériences sans "recohérence" et, si elle est suffisante pour expliquer tous les cas, on peut s'en contenter. On en revient alors à l'interprétation des mondes multiples.

Une condition importante pour que cette expérience puisse fonctionner est qu'un seul atome soit suffisant pour provoquer la décohérence, sinon on pourrait étre confronté à un problème technique : trouver un mini-appareil de mesure à la fois assez gros pour provoquer la décohérence et assez petit pour qu'on puisse effacer tout effet de la mesure, c'est à dire le placer dans un état bien déterminé avant que son état n'ait pu provoquer des modification à distance de l'environnement.

Si on arrive à réaliser cette expérience et si on observe la recohérence, en termes d'interprétation des mondes multiples cela signifierait que la mesure effectuée par l'atome détecteur a séparé le monde en 2 mondes, et que l'effacement de toutes traces de cette mesure a refusionné ces 2 mondes, permettant d'observer des interférences entre ces 2 mondes, ce qui signifie qu'ils sont tous les deux bien réels, alors que l'interprétation de Copenhague considère qu'un seul de ces mondes potentiels continue à exister dans la réalité. Cependant, je me demande si on ne devrait pas plutôt parler de "monde multiple" au singulier, ou de "théorie de la fonction d'onde universelle" comme l'avait appelée Everett. En effet, les effets d'une mesure se propagent dans l'univers à une vitesse inférieure ou égale à celle de la lumière, et l'univers entier ne se divise donc pas d'un coup dans toute sa globalité (ce que pourrait suggérer le terme "mondes multiples"), mais cette division se propage, ce qu'on pourrait visualiser de façon imagée par 2 feuilles de plastique collées ensemble que l'on séparerait en tirant vers le bas un point de la feuille du bas et vers le haut le point correspondant de la feuille du haut, de façon que la zone séparée forme un disque qui s'élargit de plus en plus.

En vous souhaitant beaucoup de succès dans vos expériences futures, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

Jacques Bailhache.

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Jacques Bailhache
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