Café philo du samedi 21 février 2004 au Voltigeur à Paris
Sujet : Doit-on nier l'évidence ?
Extraits du débat
- Enza : Faire semblant de ne pas voir la vérité, ça existe.
- Serge : Je me posais la question est-ce que c'était une manière pour le devoir de se mettre en action.
- Christian : Je ne suis pas d'accord avec l'idée selon laquelle ce que dit la science ça change. On a montré que l'eau était composée de 2 parties d'hydrogène et une partie d'oxygène. Je vois mal que ça puisse changer. Partir de ce sur quoi tout le monde est d'accord et avancer tous ensemble. Les scientifiques ont fait tout un cheminement depuis des siècles tous ensembles et il y a des gens qui arrivent et qui pérorent, ce n'est pas sérieux.
- Jacques B. : Il y a pas mal de choses qui semblent évidentes et qui sont fausses. Ca serait peut-être aller un peu loin de dire qu'on doit nier l'évidence parce qu'il y a aussi des évidences qui sont vraies, mais je dirais qu'on peut nier l'évidence.
- Christiane : Ca pose le problème de la systématicité de la chose. Nier l'évidence ce n'est pas la même chose que douter de l'évidence. Il y a plusieurs domaines dans lesquels cette évidence peut être niée. On a parlé du domaine scientifique, il y a aussi des tas d'autres données qui sont de l'ordre des relations humaines.
- C'est vrai qu'il y a un côté moral dans cette question.
Fin du tour de table
- Michel T. : Je dis que cette chaise existe. Quelqu'un me dit "c'est ta perception, en fait elle n'existe pas". Comment je vais arriver à le convaincre que la chaise existe ?
- C'est le problème du solipsisme.
- Michel T. : Le dialogue est impossible entre 2 personne si l'une nie ce que dit l'autre.
- Serge : Peu de choses sont évidentes. Est-ce que l'évidence c'est de l'ordre de l'immédiat, est-ce que c'est de l'ordre de la sensation ? Est-ce que l'existence de Dieu est évidente pour tout le monde ? L'évidence est tellement immédiate, pour nier quelque chose il faut un temps, l'évidence est éphémère.
- Geneviève : Le domaine de l'inconnu est toujours aussi grand, donc ça nous rend fragile. Comment répondre à cette fragilité ? Par la mythologie, par la poésie. La mythologie apporte autant de réponses ou d'avancement dans le cheminement d'interrogation par rapport au monde que la démarche scientifique.
- Gunter : Je donnerai quelques titres de livres qui dénoncent le scientisme. La philosophie ne démontre rien. La science démontre. Aujourd'hui ce qui ne se démontre pas n'existe pas ou est douteux. Il y a des évidences qui ne sont pas de la démonstration mais plutôt de la monstration. C'est un peu lié à l'idée d'Heidegger de la vérité comme dévoilement. Dans le domaine du sens la philosophie n'a rien à dire. Selon Wittgenstein, même si la science résolvait toutes les question qu'elle se pose, la question du sens de la vie ne serait même pas effleurée. Le mythe, la religion peuvent apporter beaucoup plus sur le sens de la vie. La science c'est autre chose. Est-ce qu'il y a des évidences dans le domaine du sens ? Un postulat n'est pas une démonstration. Par exemple il faut postuler la liberté pour être responsable.
- Christian : C'est une question intéressante, est-ce qu'il y a des choses qu'on peut démontrer en philosophie ? Il me semble qu'il y a des liens logiques entre les questions philosophiques et ces liens logiques ne sont pas du domaine d'une logique formelle mais d'une logique intuitive. Par exemple il y a un lien logique entre la notion de liberté et la notion de responsabilité. Pour être responsable il faut être libre. C'est du domaine de l'évidence. A celui qui dit qu'on peut être responsable sans être libre je ne vois pas ce qu'on pourrait lui dire. Il n'y a pas de démonstration mais on peut mettre en lumière et en évidence des liens logiques entre les questions. C'est comme ça que la philosophie peut avancer.
- Michel T. : Je suis scientiste, je ne m'en cache pas. Je serais le premier à changer d'avis si j'ai la révélation.
- Christian : Pourquoi tu as besoin d'une preuve que Dieu existe et tu n'as pas besoin de preuve pour dire qu'il n'existe pas ?
- Michel T. : Je n'ai pas dit "j'ai la preuve que Dieu n'existe pas", j'ai dit "il est évident pour moi que Dieu n'existe pas".
- Christian : D'où tu tiens cette évidence ?
- Michel T. : De nulle part. Mon évidence, je ne peux pas l'expliciter.
- Il n'y a pas de choses évidentes en soi. On pourrait rapprocher l'évidence d'un jugement. Doit-on nier tout jugement ?
- Christiane : Quand on parle de jugement, est-ce que ce ne sont pas des principes et des valeurs qu'on affirme ? Par exemple "les hommes et les femmes sont égaux", ça me parait évident. Est-ce que ce n'est pas quelque chose que je postule comme principe ? Ca voudrait dire que ça pourrait ne pas être vrai. Qu'est-ce qu'on remet en cause, jusqu'où est-on prêt à aller dans la remise en cause de ces valeurs et de ces principes ? Ca pose le problème de l'extériorité, le problème de la relation avec la divinité qui me donne un certain nombre de concepts moraux. Si je nie l'existence de Dieu, la morale est une foi. L'évidence est donnée par la croyance. Pour un croyant, la non évidence est absolument impossible à concevoir. Le monde théologique est plein d'évidences. Lorsqu'on n'est plus dans un monde régi par la théologie, lorsqu'il n'y a pas d'extériorité, lorsqu'il n'y a pas de Dieu, alors je me demande qu'est-ce qui peut bien être du domaine de l'évidence, et pourtant il y a un réel, parce que ça pose aussi le problème du réel, parce que si nous nions le réel, nous tombons dans la folie. Il y a un réel, mais nous ne le perçevons pas tous de la même façon. Nous avons un rapport au monde qui est individuel.
- Jacques B. : A priori ça semble évident que cette chaise existe, mais si j'étais en train de rêver, ça serait des phénomènes mentaux dans ma tête. Est-ce qu'on peut accorder un statut de réalité à ces phénomènes mentaux ? Il faudrait définir ce qu'on entend par exister. Il faut faire une distinction entre le réel et les modèles du réel. Le fait qu'une molécule d'eau contient un atome d'oxygène et 2 atomes d'hydrogène, est-ce que ça concerne le réel, ou est-ce que ça ne concerne pas plutôt un modèle du réel ? Pendant des siècles les scientifiques étaient tous d'accord sur le fait que le soleil tournait autour de la Terre. Puis on a trouvé un autre modèle plus simple dans lequel c'est la Terre qui tourne autour du soleil. On pourrait imaginer un autre modèle physique ou chimique complètement différent, qui rendrait compte des propriétés de l'eau, où il n'y aurait plus de notions d'atomes. Est-ce que c'est évident qu'on est éveillé, qu'on n'est pas en train de rêver ? Quand je rêve, la plupart du temps je crois que c'est la réalité. Maintenant que je pense être dans la réalité, est-ce que c'est vraiment la réalité ou est-ce que c'est un rêve ?
- Christian : Je ne comprends pas comment l'inexistence de Dieu peut te paraître évidente, Michel. Je comprends qu'on puisse avoir la foi en Dieu, mais la foi en sa non existence, là je comprends moins bien. Christiane non plus je ne comprends pas ta position. Comment peut-on dire que l'égalité de l'homme et de la femme c'est une évidence ? Ce qui me paraît évident c'est que c'est une convention sociale. Quand on dit que les hommes et les femmes sont égaux on part de leur être. C'est évident qu'ils sont tous différents.
- Gunter : Christiane c'est une évidence intérieure c'est-à-dire une hiérarchie de valeurs. Pour le scientisme il n'y a que ce qu'on peut prouver qui existe. Dans les débats philo on cherche à savoir quelles sont nos hiérarchies de valeurs et c'est très compliqué. Il faut des silences. L'argumentation c'est le dernier wagon du train. Il faut approfondir.
Il ne faut pas confondre croire que et croire en. Les croyants ne croient pas que Dieu existe, ils croient en Dieu. Il est permis d'espérer, puisqu'on ne peut pas prouver que Dieu n'existe pas.
L'évidence scientifique, ça ne m'intéresse pas. Aujourd'hui on ne sait plus ce que c'est un atome.
C'est l'évidence pour soi, dans ses yeux intérieurs.
- Amir : Ce qu'on a dit à propos du scientisme, ça me fait penser à l'inquiétude exprimée par Max Weber, un sociologue qui a employé des méthodes scientifiques aux phénomènes sociaux. Il s'inquiétait de l'intérêt que les gens portaient au critère de l'évidence scientifique. Il pensait que sa génération, dans les années 20, était tellement fascinée par le progrès scientifique et les découvertes scientifiques, qu'on arrivait au point où on appliquait des critères scientifiques à tout savoir, on voulait des évidences scientifiques. Ceci l'inquiétait car c'est impossible d'en avoir dans les domaines de la religion, de la moralité. C'était dans les années 20, des mouvements nazis ont commencé à se manifester. Il s'inquiétait de notre incapacité à pouvoir juger les choses du point de vue moral et religieux, de notre fascination avec le scientisme.
- Michel T. : C'est parce qu'on ne peut pas prouver l'inexistence de Dieu qu'on est obligé de dire qu'il est évident que Dieu n'existe pas.
- Serge : Il paraitrait plutôt évident que les êtres humains sont inégaux. Est-ce qu'on nie l'inégalité des hommes ? Est-ce que maintenant ça doit être une bataille quotidienne ? Est-ce que c'est de l'ordre de la morale ? Est-ce que ça serait vertueux ? Est-ce que ça serait un modèle de vie pour soi-même ? Il me semble qu'il y a quelque chose d'assez fondamental derrière ça. Ca me paraît aujourd'hui évident que les êtres humains sont inégaux. Il ne faut pas forcément le nier. Ca serait de l'ordre d'une illusion. Est-ce que ce n'est pas verser dans une irréalité fantasmagorique que de le nier ? Est-ce que c'est de l'ordre de la connaissance du monde, de la connaissance du genre humain ? Est-ce qu'on n'est pas du même endroit et du même temps ? Est-ce que ça serait de l'ordre de la liberté humaine, de la vie humaine de le nier ? Ou est-ce que ça serait de l'ordre du devoir ? Je pense que ça pose assez bien le problème de cette évidence parce que ça entraîne des batailles au plan des pays, au plan d'une politique économique, d'une politique éducative. Est-ce que la politique éducative elle est de rendre toutes les personnes qui rentrent à l'école égaux ? Il me semble que cette évidence ou cette non évidence de l'égalité des hommes est complètement différente dans l'éducation, dans la culture, dans l'économie. Est-ce qu'il est évident qu'en Europe chaque pays doit avoir le même nombre de votes ? Je pense que les hommes sont inégaux.
- Christian : Je voudrais répondre à ce que disait Michel par rapport à la preuve et à l'évidence. La preuve c'est une démarche logique, l'évidence c'est une démarche immédiate. On ne peut pas dire que toutes les démonstrations ont la même valeur. Plutôt que de parler de preuve, il faudrait parler de validation. Il y a des validations qui valent mieux que d'autres. On peut clairement montrer aujourd'hui que l'existence de Dieu est plus probable que sa non existence, et face à ce raisonnement, Michel oppose une évidence que Dieu n'existerait pas. C'est de l'ordre de la foi. Pour les croyants la foi est au nom de Dieu. Pour toi la foi n'est pas au nom de Dieu, alors c'est quoi ?
- C'est une foi en la science.
- Christian : Non, ça voudrait dire qu'on pourrait montrer par le raisonnement que l'inexistence de Dieu est plus probable que son existence. Le raisonnement prouve justement le contraire aujourd'hui.
- Amir : Il y a des différences génétiques entre les hommes. Il y a des inégalités naturelles.
(...)
- Gunter : En 1788 il était évident qu'il fallait un roi, et 2 ans plus tard il n'y avait plus de roi. Il n'y a aucune raison qu'il y ait une hiérarchie de salaires, des riches et des pauvres.
- Jacques B. : Je ne suis pas d'accord avec ce que disait Christian, qu'on peut prouver que l'existence de Dieu est plus probable que sa non existence. C'est une interprétation philosophique de faits scientifiques. Je ne sais pas si tout le monde a bien compris le dialogue entre Christian et Michel. Je pense que Christian faisait allusion à ce qu'on appelle le principe anthropique : si les lois physiques étaient légèrement différentes il y aurait de fortes chances pour qu'on ait un univers sans intérêt où des êtres évolués comme l'homme ne pourraient pas exister, ce qui prouverait qu'il y aurait un Dieu qui aurait déterminé les bonnes lois permettant à l'homme d'exister. Mais une autre possibilité est qu'il y ait une infinité d'univers, un pour chaque ensemble de lois physiques possible, dont la plupart seraient sans intérêt, et il n'y en aurait qu'une très petite partie où il y aurait des êtres évolués comme nous qui seraient capables de se poser ce genre de question. Cette hypothèse permet de se passer de Dieu. Christian dit que le prix à payer serait d'avoir une infinité d'univers. Est-ce que c'est vraiment un prix à payer, est-ce que c'est vraiment un problème ? Ca dépend qu'est-ce qu'on cherche à simplifier le plus possible, le "germe", c'est-à-dire le fondement ontologique, ou son développement, l'être ou l'étant. D'un côté on a un fondement très simple qui consiste à dire que pour toute théorie possible on a un univers, le développement c'est une infinité d'univers. L'autre possibilité consiste à dire qu'il n'y a qu'un univers qui est régi par ces lois là, et il faudrait décrire ces lois là, ce qui est beaucoup plus compliqué que de dire qu'il y a un univers pour chaque ensemble de lois physiques possible.
- Michel : On est arrivé à reconstituer la vision d'une mouche, et on s'est aperçu qu'elle est complètement différente de la nôtre.
(...)
- Guy : C'est grâce à l'évidence qu'on peut vivre. Par exemple quand il y a un arbre sur la route c'est une évidence qu'il ne faut pas donner un coup de volant pour aller dans l'arbre. Il y a des choses qui sont évidentes actuellement qui n'étaient pas évidentes il y a 50 ans. Par exemple la propriété collective des moyens de production, il y a 50 ans on ne savait pas que ça ne marchait pas, maintenant on sait que ça ne marche pas, c'est évident que l'économie libérale fonctionne moins mal, d'après les expériences qu'on a faites.
- Serge : Il me semble que l'exemple de l'égalité et de l'inégalité des hommes est un exemple fondamental. Je pense qu'en tant qu'individus on est différents. Est-ce que c'est une évidence historique, est-ce que c'est une évidence de maintenant ? Il semble qu'on est inégaux.
- Christian : Le discours scientifique est un discours qui répond à des critères. Il y a le discours scientifique et il y a le discours que tiennent les scientifiques, ils ne se recouvrent absolument pas. Ce que Jacques et Michel appellent science c'est le discours des scientifiques. Les scientifiques mettent une chape de plomb sur toutes les expériences qui ne vont pas dans le sens du matérialisme.
- Farid : Il faut toujours tenir compte de la réalité. Si on veut agir sur la réalité il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités. C'est en tenant compte de la réalité qu'on peut agir sur elle. J'ai eu l'occasion d'expérimenter les méfaits du capitalisme, du libéralisme sur le tiers monde.
- Evelyne : Pendant tout le débat c'est comme si on avait pris les évidences comme les apparences.
Pour moi ça doit être un jugement, ça renvoie à des repères fondamentaux.
- Gunter : On a parlé de la folie, mais le fou est dans le réel. Comme le bouddhiste qui fait 20 ans de méditation, il voit le réel sans le voile des symboles. C'est nous qui ne sommes pas dans le réel, c'est nous qui sommes dans le symbolique et l'imaginaire. Il faut voir "Violence des échanges en zone tempérée". Le libéralisme c'est nous réduire à des animaux qui ont des besoins. Le désir structure les besoins. C'est pour ça que la pub marche. Le tout marché ça ne marche pas. Nous devons nous bâtir sur une colonne absente.
Tour de table final
- Roland : Certains mots ont un sens pour certains usagers et n'en ont pas pour d'autres.
- Gunter : Ce que je retiens c'est : s'il n'y a plus d'évidences nous sommes vulnérables. La vulnérabilité des valeurs.
- Michel : Il n'y a pas une évidence, il y a une multitude d'évidences.
(...)
- Serge: Nier l'évidence, ne pas avoir d'évidence, il y a quelque chose en rapport avec stabilité et déstabiliser. Nier l'évidence, ça pourrait vouloir dire nier le bien.
- Guy : l'économie planifiée, ça pourrait marcher si les êtres humains étaient parfaits.
- Farid : L'homme est perfectible, un autre monde est possible.
- Jacques B. : Ca me paraît un peu simpliste de dire que le communisme ne peut pas marcher parce qu'on l'a essayé une fois et ça n'a pas marché. On n'a peut-être pas fait de la bonne façon. Il ne faut pas confondre le matérialisme et la non existence de Dieu. On pourrait très bien avoir un monde qui ne serait pas matérialiste où Dieu n'existerait pas.
- Nous devons avoir une écoute, une morale, une pratique politique...