Café philo du 6 mars 2002 à l'Arob@s à Nice
Thème : Choisir, est-ce se libérer ou censurer ?
Animé par Eve Depardieu

Compte-rendu de l'animatrice

Il est courant de penser qu'avoir le choix entre plusieurs idées, options ou possibilités d'action est, finalement, la seule façon, ici-bas, d'être libre, de ne pas se sentir totalement déterminé ou prisonnier de cadres prédéfinis; pourtant choisir consiste à faire preuve de préférence pour telle ou telle option au détriment de toutes lers autres qui seront résolument laissées de côté, abandonnées, voire interdites. Choisir, n'est-ce pas alors davantage un acte de privation, de refoulement ou de censure ?

L'expression "avoir l'embarras du choix" traduit bien la difficulté des situations où l'individu doit faire appel à sa volonté (capital énergétique), à ses goûts (sensibilité), à sa réflexion (culture et intelligence), à sa sagesse (expérience, équilibre et sens moral) pour prendre une décision et faire le choix qui, selon l'enjeu, peut engager et révéler l'ensemble de sa personnalité : s'abstenir de choisir étant aussi une forme de choix !

Est-il vraiment possible de savoir qui réellement choisit, comment se fait le choix, quelle est la part de conscient, d'habitudes sociales, culturelles ou de contraintes morales, et la part d'inconscient, de spontanéité et de complète originalité ? A quel moment se produit le basclement vers le choix décisif et définitif qui éclipse tous les autres ? Quels sont les critères subjectifs et objectifs (idées, valeurs, connaissance,s sentiments) et les facteurs (faits, expériences) déterminants qui entrent en jeu dans la phase de délibération qui aboutit au choix ?

Les chercheurs en sciences humaines parlent de processus et de stratégies d'une telle complexité qu'aucine de leurs enquêtes ou expériences menées sur des sujets humains conscients, consentants et en pleine possession de leurs moyens, n'arrive à cerner et expliquer... Aujourd'hui, l'idéal de l'homme libre, maître de sa destinée, capable d'évaluer (penser = peser, juger) en permanence les conséquences de ses choix à court, moyen et long terme, et qui saurait donc décider et se décider en pleine connaissance de cause, est quelque peu dépassé : au quotidien, il y a des quantités de microdécisions qui tissent chaque existence et de macrodécisions qui en conditionnent et déterminent le cours. Chaque choix personnel, apparemment libre et indéterminé, est téléguidé, en sous mains, par des forces psychologiques et sociales, par des courants socioéconomiques et culturels, sans oublier l'aspect politique et religieux, tellement finement et subtilement imbriqués qu'il est quasiment impossible d'en démêler l'écheveau.

A quel moment un être humain a-t-il réellement le choix ? Dès sa conception, indépendante de sa propre volonté, il hérite d'un certain nombre de caractéristiques génétiques difficilement contournables, puis, dès sa naissance, il est soumis à toutes sortes de besoins de première nécessité, conditionné par les stratégies de distribution de pouvoirs et de richesses déja en place, cerné par des systèmes de décisions collectives élaborés par les sociétés civiles, confronté aux critères de compétence, de performance et de qualité éxigés par le monde des entreprises, de la finance et de la culture, entraîné dans la course à la consommation, menacé par les défaillances de son corps et d'une activité mentale fragilisée par des carences intellectuelles et affectives !

Faut-il donc en conclure que le sentiment de liberté éprouvé au moment du choix n'est qu'illusoire, et que l'autodétermination n'est que le prolongement et la concrétisation d'un processus général d'autocensure qui accentue les situations de dépendance, de soumission et d'aliénation, plutôt que de les alléger ? Selon FREUD (1856_1939), la censure (activité de surveillance et de jugement des intentions et tendances du Moi par le Surmoi) et le refoulement dans l'inconscient des pulsions et des désirs qui en résulte, sont constitutifs du psychisme : ce sont des forces d'entrave, de résistance, un barrage sélectif engendré par l'éducation, la société et l'expérience qui permet d'intérioriser les codes et les interdits et de protéger le Moi contre ses dangereuses tendances à l'introversion et l'isolement, en facilitant son intégration à la vie en société. Mais il peut aussi constituer un danger quand la pression devient trop forte, quand le conflit avec l'autorité se fait oppressant et l'agressivité dominante, encombrant tout le champ du conscient avec des sentiments destructeurs de peur et de culpabilité, engrenage qui, en l'absence de prise de conscience, entraîne vers la perversion sadomasochiste.

Finalement c'est peut-être dans les moments d'indécision, d'indétermination qui frôlent l'inconscience, de suspension du jugement et de toutes les fonctions critiques et évaluatives, fortement ressenti (temps de réflexion, de méditation, hors urgence...!). Mais il y a une différence entre "se sentir libre" et "être libre" : la prise de conscience d'une marge de manoeuvre individuelle n'est que momentanée, provisoire, car l'instant du choix, et donc, d'un engagement ferme, finit par arriver, et tout dépend, alors, de l'importance des enjeux, du degré d'irréversibilité d'une décision qui, si elle est définitive, supprime toutes les autres issues possibles : la mort ou l'annihilation du potentiel de délibération et de créativité d'une volonté consciente est la forme de censure la plus élaborée qui fait disparaître l'existence même du choix, car la notion de choix contient celle de possible, c'est-à-dire d'existence possible d'une variété d'option dans l'espace et dans le temps, qui rende effective la réalisation de l'option sélectionnée, mais sans provoquer l'anéantissement du champ du possible. Autrement dit le choix qui parvient à éliminer toute forme de censure et d'autocensure, et qui inclut la dimension du provisoire, la perspective de marge d'erreur, la possibilité d'une bifurcation ou d'un retour aux conditions initiales afin de modifier une variable ou de changer de direction, ou de transformer tout ou partie des données, qui ménage, donc, une place à l'incertitude et à la prise de risque, s'inscrit dans une démarche personnelle de libération. Démarche qui s'accompagne d'une conscience aigüe du prix à payer lorsqu'il s'agit d'assumer les conséquences des options prses, pour soi-même et pour l'entourage, quand on a résolument choisi, envers et contre tout, d'être l'acteur principal de sa propre vie et non un spectateur passif submergé par les évènements...